UNION EUROPEENNE ET ASIE CENTRALE : LA QUESTION DE LA MIGRATION
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UNION EUROPEENNE ET ASIE CENTRALE : LA QUESTION DE LA MIGRATION
Dans les effectifs migratoires de l’Union européenne, les Centrasiatiques ne constituent à ce jour qu’une très modeste part. Cependant, la référence européenne est fréquente dans leur tentative de resituer leur région dans le monde. En retour, les représentations qu’ils se font de l’Europe influencent considérablement leurs choix et projets migratoires.
Il convient donc de les cerner, tout en gardant en mémoire non seulement l’hétérogénéité de ces sociétés, mais aussi le fait qu’elles partagent avec d’autres populations de l’ex-Union soviétique une certaine communauté de destin. D’autre part, à défaut de pouvoir détailler et affiner nos observations[1], celles-ci s’apparentent nécessairement à une sorte d’«orientalisme renversé» (puisqu’elles se basent sur la retransmission à un Européen, des projections que font ces populations sur l’Europe), avec toutes les méfiances que cela doit susciter.
L’UE, foyer de «la civilisation»
Deux types d’opposition se croisent et modèlent l’image de la relation entre l’UE et l’Asie centrale: l’opposition entre l’Union soviétique et «l’Ouest» d’une part, celle entre «l’Orient» et «l’Europe» d’autre part. En effet, une conception unidirectionnelle du progrès, façonnée dès la conquête russe de la région, et affermie à l’aune de l’expérience soviétique au cours du XXème siècle, sous-tend une sorte d’échelle imaginaire de «la» civilisation, tendant à faire de l’Asie centrale «l’Orient», par opposition à «l’Europe», assimilée au centre (Moscou), et, par extension, à la RSFS de Russie. En opposition avec «l’Orient», fort d’une tradition très ancrée de rapport au temps, à la religion et à la famille, mais dont le pendant serait un penchant pour le népotisme et la corruption, assorti d’une moindre compétitivité du travail, «l’Europe» serait le foyer des Lumières, de l’industrie et de l’idéologie du progrès, et, actuellement, de la «dictature de la Loi», mot d’ordre de la politique de Vladimir Poutine.
Dans ce paysage, l’UE est perçue comme le cœur, non seulement de l’Europe, mais aussi de la «civilisation», sous-entendue occidentale, associée à la diffusion des Lumières et de la technique. En outre, l’Europe de l’Ouest n’ayant pas eu à souffrir de la régression économique, industrielle, politique et morale qui a suivi la disparition de l’Union soviétique, elle reste la référence «intacte» de la civilisation.
Richesse et décadence
L’UE est en même temps un carrefour où se concentre la richesse. Elle représente un idéal, plutôt qu’un modèle, de développement économique et social, et ses niveaux de protection sociale exaltent une sécurité perdue et un confort inimaginable en Asie centrale. Les habitants de l’Europe –citoyens, immigrés légaux ou non-, bénéficieraient de cette abondance, les Etats veillant au maintien de leur valeur en tant que consommateurs, indépendamment de leur production sociale. Les préoccupations écologiques européennes illustrent l’abondance et le degré extrême de «civilisation» atteint par des sociétés qui aspirent à se projeter qualitativement dans le futur[2].
Les principes de garantie des libertés individuelles, enviables, sont aussi souvent perçus comme une marque de faiblesse. Le vieillissement des populations «de souche» se combine avec les problèmes d’immigration, appréhendés par le biais de la délinquance et des scènes d’émeutes. Celles-ci sont volontiers interprétées comme ethniques, et finalement plus identitaires que sociales. Les populations immigrées, surtout celles d’Afrique noire et les «Chinois», sont soupçonnées de ne poursuivre que leur intérêt, au détriment des pays d’accueil. Cette vision lacunaire, souvent raciste (les «Noirs» seraient sauvages et paresseux, les «Chinois» envahisseurs), qui prévaut dans les pays d’Asie centrale, semble directement importée d’Occident, via la Russie et les Etats-Unis. Elle conforte l’idée d’une forme de démission, ou du moins de débordement, des Etats européens au profit des mécanismes purs de marché. Leur politique de court terme pénaliserait non seulement les populations «souches», mais aussi les candidats «honnêtes» à l’émigration. Dès lors, la mise en compétition des candidats à une émigration sélective apparaît préférable à la fermeture des frontières.
L’Union européenne, une puissance ambivalente
Consécration d’un projet politique fondé sur l’économie de marché (le terme «capitalisme» étant généralement préféré) et la «démocratie», dont le multipartisme, les libertés individuelles et collectives sont les manifestations les plus évidentes, l’UE est également cette construction politique régionale construite contre l’Union soviétique. Jusque dans son appellation[3], elle est «l’autre» de la guerre froide, cet «Ouest» proche, et sa réussite, tel un miroir, souligne par contraste l’échec de l’Union soviétique.
Dans un récent ouvrage, Farhad Khosrokhavar[4] présente les deux types de griefs manifestés par l’Islam radical envers l’Occident: la permissivité, et l’impérialisme politique, économique, visant à dominer la communauté islamique. Une construction proche est décelable en Asie centrale, à deux –importantes- différences près: ce sont les traditions nationales (y compris religieuses) qui sont censées contenir l’influence délétère des mœurs occidentales, comme elles l’ont fait à l’époque soviétique; d’autre part, réactivant les clivages de la guerre froide, l’impérialisme occidental est moins perçu comme dirigé contre les musulmans que contre tout concurrent potentiel, y compris l’ex-Union soviétique.
L’UE apparaît ambivalente: complice des Etats-Unis et intégrée à l’OTAN, elle est une réalité dont on attend un positionnement favorable à une reconfiguration multipolaire du monde, revalorisant au passage la CEI, jugée désormais trop affaiblie pour s’imposer. La France, particulièrement, est perçue comme frondeuse et symbolise la possibilité d’un pôle européen de puissance internationale[5].
Emigrer en UE: mythes, réalités et incidences
De manière générale, le recours à l’émigration se pose dans la région, et particulièrement en Ouzbékistan et au Tadjikistan, comme une nécessité, ou du moins comme une stratégie individuelle et familiale de choix. Il s’agit d’une émigration contrainte par la situation de crise industrielle, rurale, que connaît l’Asie centrale depuis la rupture des liens soviétiques.
Le pôle migratoire principal est sans conteste l’Europe[6]: la Russie européenne fait office d’«Europe à portée de main», et attire l’essentiel des migrants centrasiatiques[7]. Le «chez-soi» russe offre l’avantage d’être plus accessible et plus aisé, notamment en raison des codes et de la langue plus ou moins maîtrisés. Principale héritière de l’Union soviétique, la Russie fait aussi office de tremplin vers le monde. Cependant, le décalage entre le souvenir du statut de citoyen de plein droit soviétique et la réalité du travail clandestin en Russie tend à relativiser quelque peu l’écart entre la Russie et l’UE comme choix de destination migratoire.
Si l’UE est si désirée, c’est non seulement pour son niveau de vie et ses salaires incomparablement supérieurs, mais aussi pour le respect du travail et du travailleur que l’on y aurait préservé. Elle offre ce que les économies centrasiatiques ont depuis longtemps perdu: la possibilité de vivre de ce que l’on sait faire de mieux. Cette fascination est compréhensible au regard du traumatisme subi par les populations urbaines éduquées, réduites à des travaux sous-qualifiés de survie en marge ou en place de leur métier. Le projet d’émigration vers l’UE correspond donc souvent à un ancrage professionnel long plutôt qu’à une migration pendulaire, telle qu’observée vers la Russie, la Turquie ou la Chine.
Etablir une sociologie des migrants est difficile: on sait que l’affirmation identitaire est différente selon l’appartenance de classe[8]. Cependant, la plupart présente le syndrome de l’«oiseau de passage»: la migration est, souvent à tort, imaginée temporaire. Les sociétés de l’UE pratiquent «une ségrégation de l’intérieur plutôt qu’une intégration par infériorisation»[9], et d’ailleurs les migrants centrasiatiques se différencient eux-mêmes radicalement des immigrés en provenance du «tiers-monde», c’est-à-dire, typiquement, des anciennes colonies européennes. Ils se considèrent comme «invités». Dès lors, l’impératif d’irréprochabilité se décline en un ensemble de dispositions à la soumission aux règles de la société d’accueil.
Cependant le migrant peut se sentir en position de faiblesse en UE, du fait du caractère embryonnaire de la diaspora, et de l’absence d’un «ethnic business» instauré. En outre, les hommes d’Asie centrale ont souvent connu l’Europe lors d’un service militaire en RDA, et ils en gardent l’image d’un monde gris et industriel. Aussi la présence d’une importante «diaspora musulmane» est-elle rassurante, au même titre que l’existence de réseaux centrasiatiques. Ces derniers atténuent la crainte d’être isolé, même s’ils consistent en une «solidarité contrainte», une «confiance forcée» entre concitoyens et Centrasiatiques.
Semée d’embûches, l’émigration vers l’UE agit en tout cas comme propulseur social, offrant perspectives de mobilité et d’avenir professionnel lié à l’étranger et au secteur privé. Ce faisant, le passage dans un ou plusieurs pays de l’UE accentue les inégalités sociales et les clivages au sein des sociétés centrasiatiques. Sont en effet concernées quasi-exclusivement les populations urbaines et diplômées, la maîtrise du russe et des langues de l’Union restant une condition incontournable de l’émigration, les principales portes d’entrée étant les universités et/ou les entreprises européennes ou mixtes[10]. L’émigration et l’expérience migratoire représentent, aux yeux des gouvernants de la région, des enjeux économiques, mais aussi politiques, majeurs, car susceptibles de déstabiliser des équilibres fragiles. La tendance est à l’accroissement et à la diversification/complexification des mobilités migratoires en relation avec l’Europe, et pourrait donner lieu à l’émergence de phénomènes de diaspora, de type ethno-national, centrasiatique, ou bien reposant sur une identité post-soviétique plus large. Nul doute, en tout cas, que l’Europe, imaginée ou vécue, restera cruciale pour les Centrasiatiques.
[1] Celles-ci s’appuient sur plusieurs séjours de recherche, principalement en Ouzbékistan, entre 2004 et 2007. De nombreux entretiens ont abordé les thèmes de l’Union européenne et de l’émigration, sans que ceux-ci soient au cœur de la recherche
[2] la référence à ce modèle permet d’ailleurs aux dirigeants de la région d’afficher les progrès économiques et de se légitimer auprès de leur population comme auprès de la communauté internationale, conférant à leur action politique un label de «civilisation». Ainsi, dans son dernier discours annuel sur «l’état de la nation», le président Kazakh Noursoultan Nazarbaev a invité ses concitoyens à «devenir écologistes, en prenant comme modèle les nations développées en matière d’économie d’énergie». Un luxe pour un Etat si riche en ressources énergétiques (TCA combined report, February 14, 2008-issue 49)
[3] L’Union soviétique est couramment appelé «Soyuz» («Union»)
[4] Khosrokhavar F., 2006, Quand Al-Qaïda parle, Témoignages derrière les barreaux, Grasset
[5] A ce titre, l’élection à la présidence de Nicolas Sarkozy, perçu comme strictement aligné sur les positions états-uniennes, tant sur les options internationales que sur les questions économiques et sociales, a été une grande déception en Asie centrale
[6] Il existe également des flux sud-sud, vers le Kazakhstan, et plus marginalement vers Dubaï
[7] Voir le rapport de la Banque Mondiale Migration and Remittances: Eastern Europe and the Former Soviet Union, en ligne sur: www.worldbank.org/eca/migration. La Russie se classe au deuxième rang mondial (après les États-Unis) quant au nombre d’immigrés. Les estimations situent entre 3 et 3.5 millions sa population «sans-papiers»
[8] Waters M., 1994, «Ethnic and Racial Identities of Second-Generation Black Immigrants in New York City», International Migration Review, vol. 28, n°4, pp.695-820
[9] Bauman Z., 1999, Les conséquences de la mondialisation, Hachette, Paris
[10] Ainsi, l’antichambre d’une émigration vers l’UE est généralement le séjour prolongé (études ou travail) dans la capitale ou une grande ville du pays.
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