Le féminisme à la polonaise
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Le féminisme à la polonaise
L’une des questions qui intéressent le plus les sociologues et les politologues en Pologne en ce moment est de savoir si une plus grande représentation des femmes en politique peut réellement permettre des réformes en leur faveur. Malgorzata Fuszara, de l’Institut des Sciences sociales appliquées (Université de Varsovie) et auteur d’un livre récent sur les femmes en politique, constate en tout cas que les femmes de Pologne ne sont pas assez présentes sur la scène politique nationale pour que leurs actions soient efficaces. D’après les sociologues, un groupe qui ne dispose pas d’au moins 30% des sièges au Parlement n’a aucune chance d’exercer une influence réelle sur la prise de décision.
Or il n’y a en Pologne que 20,65% de femmes au Parlement (la moyenne en UE étant de 23,04%). Elles sont bien évidemment réparties au sein des différents groupes politiques, qui ne servent pas forcément leurs intérêts. «C’est pourquoi il manque l’expérience de la moitié de la société quand des décisions clés sont prises. […] Toutes les mesures législatives sont chargées des défauts d’une seule partie» explique Malgorzata Fuszara.
Depuis quelque temps cependant, la moitié silencieuse du pays semble se réveiller et s’organiser. Il existe bien sûr plusieurs organisations pour les femmes, telles que Oska (Centre national d’information des Femmes), la Fondation La Strada, le Centrum Praw Kobiet (Centre des Droits des Femmes), la Fondation eFKa. Les manifestations sont également l’occasion pour les femmes de se faire entendre. La Manifa, par exemple, est organisée chaque année début mars (autour de la journée de la Femme), dans la plupart des grandes villes de Pologne, par un ou plusieurs groupes féministes et autour d’un thème particulier. Cette année, la huitième Manifa était intitulée «Grande Marche pour la Solidarité», et organisée entre autres par les groupes Entente du 8 mars, Pro-choice 2006, et l’association Same O Sobie (S.O.S) («Seules à propos de soi»).
Ces initiatives s’avèrent pourtant insuffisantes. Fin mars, environ 1.800 personnes ont manifesté dans les rues de Varsovie pour l’interdiction totale de l’avortement, répondant à l’appel de la LPR (Ligue des Familles Polonaises) et de la ultra-catholique Radio Maryja. Mais seules 400 personnes pro-IVG, dont les féministes, étaient présentes pour leur faire contrepoids.
C’est donc politiquement que les femmes veulent se mobiliser. La création du Partia Kobiet («Parti des Femmes») en est la preuve.
Officialisé en février dernier, le Partia Kobiet est né du mouvement Polska jest kobieta («La Pologne est une femme»), lancé en novembre 2006 par Manuela Gretkowska, écrivain et scénariste. Le mouvement a lui même pour origine un manifeste publié par sa fondatrice dans l’hebdomadaire Przekroj (n°46), qui appelait les femmes à s’organiser et se regrouper pour défendre leurs droits.
Depuis, le parti se développe avec dynamisme et vole vers le succès. Plus de 4.000 signatures ont été recueillies pour son enregistrement auprès du Tribunal, et les Polonaises sont de plus en plus nombreuses à s’y rallier. Dans un sondage réalisé par le quotidien Dziennik en février, 61% des femmes interrogées trouvent que la création d’un tel parti est une bonne idée, et 58% voteraient pour lui si des élections devaient avoir lieu prochainement.
Le mouvement s’est essentiellement développé par Internet, et grâce aux nombreux déplacements de Mme Gretkowska dans le pays. Jusqu’à présent il disposait de peu de moyens: pas de local permanent, réunions organisées dans un café de Varsovie ne pouvant accueillir plus de 70 personnes. Mais désormais les choses devraient changer. Les réunions du parti rassemblent de plus en plus de monde, plus de 500 antennes travaillent déjà dans toute la Pologne, et dans chacune au moins dix femmes.
Le parti ne se réclame d’aucune idéologie politique, mais de la défense des intérêts et des besoins des femmes. Les hommes y sont les bienvenus mais leur présence sur les listes ne peut dépasser 10% des inscrits. Ainsi le Partia Kobiet garantit que les questions les plus fondamentales qui touchent les femmes ne seront pas occultées. Il prône entre autres le libre choix pour une femme de fonder une famille ou non, une meilleure assistance médicale aux femmes notamment en période de grossesse, d’accouchement, d’examens médicaux, le rétablissement d’un fonds alimentaire, des allocations suffisantes pour l’éducation des enfants et les familles en difficulté, l’assistance sociale aux mères célibataires, une meilleure éducation sexuelle dans les écoles, la réforme du système d’accès aux contraceptifs, l’égalisation des salaires homme-femme, le durcissement des peines pour les coupables envers les femmes de maltraitance, violence ou obligation de prostitution.
L’idée de créer un parti est née de plusieurs constats. D’abord l’absence d’amélioration des conditions de vie et des droits des femmes, malgré les nombreux discours ou la mise en place de certaines politiques, comme la politique pro-familiale. Les femmes sont traitées comme des objets, les nombreuses péripéties qui ont entourées récemment la loi sur l’avortement (affaire Alicja Tysiac portée devant la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg, manifestations, déclarations du père Tadeusz Rydzyk, directeur de Radio Maryja) en sont la preuve. Les plus concernées par la question sont les moins consultées. Par ailleurs, même si l’on compte plusieurs femmes dans les partis au pouvoir et dans les partis d’opposition, leur présence n’est pas assez forte pour être influente. «Les partis existants sont patriarcaux. Les femmes qui en font partie, qu’elles le veuillent ou non, sont des marionnettes entre les mains des hommes », estime une adhérente au Parti des Femmes. Ces partis donnent l’illusion de ne pas être indifférents au sort des femmes, et que tout est fait aujourd’hui pour que celles-ci puissent prendre part à la vie publique et aux affaires les concernant. «Mais à l’écoute des programmes on se rend compte que c’est tout le contraire […] Au fond les femmes sont les prolétaires du monde. Mais la plupart ne s’en rendent pas compte».
C’est pourquoi l’ambition de Manuela Gretkowska est bien sûr d’être présente aux prochaines élections, et de faire entrer le parti au Parlement. Selon elle manifester, récolter des signatures, agir au sein des ONG ne suffit plus. Seule une présence politique forte au Parlement assurera aux femmes le respect de leurs droits. Son but est donc de mobiliser les femmes et de les unir pour créer une force de pression réelle. «Personne ne tient compte de nous, mais ce sera pire encore si nous-même nous ne changeons rien […] Nous sommes les plus entreprenantes d’Europe, et en même temps les plus humiliées».
Le mouvement reçoit le soutien de plusieurs personnalités parmi lesquelles Magdalena Sroda, spécialiste en éthique, philosophe et publiciste, Déléguée à la parité homme-femme en 2004-2005.
Il est aussi évidemment une cible pour les critiques. Selon le secrétaire général de la PO (Plateforme civique) par exemple, la création d’un tel parti est avant tout une opération marketing relayée par les radios, plus qu’une réelle initiative politique. Le nouveau parti attirera certes la sympathie du public, mais n’a aucune chance d’être représenté un jour au Parlement. De même, un membre du PIS estime la nouvelle formation vouée à l’échec.
Outre les quolibets de la classe politique, et plus étonnant encore, on observe une sorte de «jalousie» du côté des mouvements féministes, d’où une certaine rivalité avec le parti.
L’initiative «La Pologne est une femme» a suscité une vive agitation dans ces milieux. Les réactions observées sur Internet par exemple ont été des plus diverses, allant de l’euphorie au scepticisme, en passant par des critiques virulentes. Agnieszka Grzybek, cofondatrice et membre du mouvement Entente du 8 mars, membre d’Oska entre 1997 et 2005, reconnaît ainsi que la position des féministes par rapport au mouvement de Mme Gretkowska, pour une partie d’entre elles au moins, est ambivalente. «Nous courons depuis des années après cela: qu’on commence enfin à parler à voix haute de la situation des femmes, qu’on lance des actions concrètes pour enfin réduire les discriminations, que les femmes se mobilisent et commencent à lutter pour leurs droits». Qu’est-ce qui justifie alors les réactions négatives? Le regret de ne pas avoir su rassembler autant de militantes que ne le fait le Parti des Femmes, et de s’être en quelque sorte fait voler la vedette? Pourtant «c’est vrai –reconnaît A. Grzybek– nous n’avons pas le monopole de la représentation des femmes».
La majorité des Polonaises auraient-elles l’impression que le nouveau parti est plus à même de comprendre leurs attentes? Est-ce ce que sous-entend Mme Sroda quand elle déclare: «Le Parti des Femmes comprend leurs aspirations à l’indépendance. Il sait que si les femmes ne font pas d’enfants, ce n’est pas parce qu’elles ont été découragées par les féministes ou parce qu’elles en veulent aux frères Kaczynski, mais parce qu’elles n’en ont pas la possibilité, ou qu’elles ont d’autres aspirations»?. Manuela Gretkowska elle-même justifie la création de son mouvement politique en partie par le fait que les ONG (et donc les associations féministes) ne permettent pas suffisamment aux femmes d’améliorer leurs conditions de vie.
Il y aurait donc un certain clivage entre une partie des féministes et le Partia Kobiet. La présence de ce dernier sur l’échiquier politique porte sur le devant de la scène les questions de femmes, mais soulève aussi une réflexion sur la définition même du mot «féminisme», dans le contexte polonais.
A l’origine, et quelle que soit son idéologie –qu’il soit libéral, radical, socialiste, marxiste, anarchiste, écologiste, lesbien, etc.-, le point de départ du féminisme est toujours le même: l’aspiration des femmes à vaincre l’oppression et les discriminations dont elles sont victimes, et la défense du droit pour chaque femme au libre choix, dans la sphère publique comme dans la sphère privée. Mais A. Grzybek explique qu’il existe en Pologne une nouvelle fraction du féminisme, qui surfe sur la mode néoconservatrice de droite: le «féminisme catholique», ou féminisme «polonais». Les femmes y revendiqueraient leurs droits à la liberté et à l’égalité, mais sans vouloir sortir de leur rôle traditionnel dans lequel elles se sentent bien. C’est, d’après Mme Grzybek, cette sorte de féminisme que représente le Parti de Gretkowska, même si celui-ci s’en défend. «Ce parti n’a pas été créé au nom d’un mouvement féministe, car les féministes n’ont pas été capables de capter une large audience auprès des femmes polonaises. Mais elles font beaucoup, elles ont préparé le terrain. Les initiatives féministes sont reprises dans les médias», explique Katarzyna Miller, thérapeute engagée dans le Partia Kobiet. Pour autant, les adhérentes du parti reconnaissent ne pouvoir répondre par la négative à la question «êtes-vous féministe ?». Ce que sa fondatrice justifie par les conditions de vie particulières pour les femmes dans la Pologne d’aujourd’hui: «Dans ce pays, on ne peut pas ne pas être féministe !». Manuela Gretkowska ne s’arrête pourtant pas à cette idée, elle définit son mouvement comme un mouvement «pour toutes les femmes».
Pour Agnieszka Grzybek, l’avantage du féminisme «polonais» est qu’il permet de rassembler les femmes malgré leurs divergences d’opinion, et il dispose ainsi d’un potentiel énorme.
Effectivement on observe dans les meetings du parti des dizaines voire des centaines de femmes de profils, d’âges et de professions différentes. Ces femmes semblent finalement n’avoir en commun que leur conviction que le Parti des Femmes agit dans leur intérêt. Beata Maciejewska, du parti des Verts, critique justement le fait que toutes sont invitées au Partia Kobiet, aussi bien les auditrices de Radio Maryja que les femmes du monde des affaires, les étudiantes, les habitantes des grandes villes, des petites villes ou de la campagne, féministes et non-féministes… Elle reproche à Mme Gretkowska de considérer que parce qu’elles ont en commun d’être des femmes, les femmes souhaitent toutes la même chose.
Le parti définirait donc l’intérêt commun des femmes dans la société sur la base de ce qui les relie entre elles, à savoir leur constitution physique et leur capacité à procréer. Et il est vrai que le programme du Partia Kobiet se préoccupe surtout de la santé des femmes enceintes, de la protection des mères et de leurs enfants. Des fonctions biologiques et familiales des femmes donc.
Il ne se positionne pas clairement sur la question du droit à l’avortement par exemple, une façon sans doute de ne froisser personne. Mme Gretkowska a d’ailleurs déclaré qu’elle pourrait aussi bien voter contre ce droit, comme elle pourrait voter pour. Et de même se trouveraient parmi les militantes du parti autant de défenseurs que de réfractaires. Dans ces conditions, s’interrogent les plus sceptiques, peut-on vraiment lutter pour l’intérêt commun des femmes?
En même temps, en orientant son programme essentiellement vers la maternité et en ne se revendiquant d’aucune idéologie, le Partia Kobiet exclut certaines femmes qui ne peuvent se reconnaître dans ces propos. En particulier celles qui souhaitent exprimer clairement leurs opinions politiques, ou qui considèrent que la femme n’a besoin, pour s’épanouir dans la vie, ni de se marier, ni de fonder une famille, ou encore celles qui font le choix délibéré de ne pas avoir d’enfants. Ces scénarios ne semblent pas envisagés par le Parti des Femmes.
B. Maciejowska se dit ainsi «offensée» par ce parti qui ne la reconnaît pas comme un individu engagé, défendant et militant pour une certaine idéologie politique. Cette description du rôle de la femme sous-entendue par le parti ne la satisfait pas: «Je ne veux pas que ma constitution physique – par exemple le fait que je puisse avoir des enfants – détermine ma place en politique ou dans le monde».
Le Partia Kobiet exclurait également la minorité lesbienne (et donc d’autres minorités?), trop marginale aux yeux de Mme Gretkowska pour qu’on puisse s’occuper de ses problèmes.
Paradoxe donc: le Parti des Femmes attire de plus en plus de militantes, mais en limitant ses thèmes, il pourrait finalement aussi limiter son électorat. La protection de l’environnement, la politique étrangère, la question de la défense nationale (notamment le projet de boucliers anti-missiles sur le territoire polonais ou la présence de soldats en Afghanistan), la politique budgétaire ou d’éducation, etc., ne sont pas du tout abordées dans le programme du parti. Or ce sont des questions qui intéressent les femmes également, et sur lesquelles elles doivent pouvoir s’exprimer et décider, ce dont elles n’ont pas la possibilité aujourd’hui. Le Parti des Femmes les soustrait au monde qui les entoure, en se focalisant uniquement sur leurs problèmes quotidiens. Là se trouvent ses limites: en étant ouvert à toutes, il rassemble des personnes de tous horizons. Mais faute d’un positionnement politique commun, pourra-t-il se faire entendre sur des questions plus larges que celles dont il traite dans son programme? Ces femmes qui se battent pour que leurs droits soient représentés à la Diète n’entendent sans doute pas se contenter de cela une fois l’étape franchie, mais au contraire profiter de la force acquise pour faire entendre leurs voix sur toutes les affaires du pays.
thierry.F- Nombre de messages : 138
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